Dimanche 28 Décembre 1975. Saint Innocent.
Au pied du sapin chargé de boules multicolores et brillantes, deux petits garçons jouent. L'aîné remonte à l'aide d'une petite clé à 4 pans un petit train à moteur. Près de lui, les petits rails de plastiques et de fer dessinent un cerle sur la moquette, que des petits ponts en cubes de bois peints enjambent... Le cadet, le nez collé à la fenêtre embuée, regarde l’adjudent qui, sortant de la 4L bleue qui vient de se garer devant la petite maison en préfabriqué, remet son képi.
_ Manman ! woilà les zordames ! dit il, de sa petite voix…
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C'est une chasse au lapin, comme souvent. On est partis en causant bas, avec Maurice, fouiller les garennes dans les taillis et les haies autour de la ferme de son père. En Décembre, les lapins de garennes sortent longtemps des terriers, pour brouter l'herbe et les pissenlits qui poussent dru aux alentours. Depuis peu, Maurice a un furet. Il l'a appelé Zorro, à cause des marques noires autour des yeux. Ca aide bien un furet. On le coule dans le terrier pour déloger les lapins... Faut juste penser à le nourrir avant, pour qu'ils fassent pas un festin au fond du terrier.
Avec Maurice, ça fait longtemps qu'on se connaît. Depuis la maternelle. Longtemps qu'on chasse ensemble. Longtemps qu'on fait des tours pendables et que leur récit fait le tour des cafés du bourg, après les messes de mariage ou d'enterrement. Je l'ai pris comme témoin du mien, de mariage. Il m'a aidé à monter la petite maison en préfabriqué que j'ai achetée pour mettre la petite famille à l'abris. Au cas ou la vieille bohémienne ait dit vrai...
C'était à la fête foraine de Domfront, y'a de ça six ou sept ans... Pour déconner avec les copains, on était allés voir la vieille bohémienne qui dit la bonne aventure. Quand ça a été mon tour, que je suis entré dans sa roulotte et que je lui ai glissé un billet de cinquante francs, elle m'a pris la main pour lire dans les lignes. J'entendais les autres chahuter dehors. Elle a regardé ma main un moment. Son air est devenu grave. Elle a dit en me regardant dans les yeux :
_ Tu veux vraiment savoir ?
Je souriais en entendant les vannes des autres, mais elle avait l'air sérieux, alors j'ai dit : _ Oui. Je veux tout savoir !... Avec mon air de fanfarron...
Elle a hésité un moment, comme pour chercher des mots, puis, serrant dans les siennes mes paumes ouvertes, je sentais ses pouces me caresser doucement...
_ Fils, si tu as des choses à faire pour ta famille, fais les vite. Epouse ta fiancée. Et quand tes deux garçons seront nés, mets les vite à l'abris. Tu auras peu de temps.
Elles ont le chic les bohémiennes pour te faire peur... Dehors, Béru gueule :
_ Eh Marcel ! D'mande lui si l'curé va s'venger pour c'que t'as fait à ses fraisiers !
Elle me regarde toujours droit dans les yeux... Je souris toujours, mais plus aussi franchement. Elle vient de lâcher le billet de cinquante dans ma paume.
_ Tu en auras plus besoin que moi... Rejoins tes amis. Et souviens toi de ce que j'ai dit, gadjo!
En sortant de la roulotte, sous les acclamations des copains, j'ai brandi le billet en criant :
_ Tournée générale !
On s'est pris une caisse de bières, et on est allés la boire sur les remparts, en bas du donjon. C'est là que, quand ce fut mon tour, je leur ai raconté ce que la vieille femme m'avait dit. On a trinqué à sa santé, et on est allé danser au bal sur la Place Clémenceau.
Marcel et Maurice. Chez Yéyette, au comptoir, ou chez le coiffeur d'en face, quand ces deux noms là sont prononcés on sait qu'on va surement en apprendre une bien bonne au dépens du curé, des flics, ou de quiconque sur notre chemin. Depuis l'enfance, de nos blagues de potaches à nos aventures à l'armée, de nos culottes courtes à la fête de nos noces, nos voisins, nos patrons, nos copains, tous auraient une bonne histoire à raconter sur notre compte. Marcel et Maurice, des vrais copains, à l'ancienne. De ceux dont la vie entière semble destinée à se dérouler dans le même décor de ce petit village de l'Orne. Copains depuis toujours, et pour toujours.
Quand la chasse est pas bonne, desfois on braconne... Un tour en 4L dans le champ du bas de La Cordelière, et c'est bien rare qu'on revienne pas avec deux trois lapins ou un beau lièvre.
Je connais pas grand chose de meilleur qu'un bon civet. A part peut être un beau faisan ou un colvert rôti, devant la cheminée, chez le père et la mère. Mais bon, on se contentera bien de ce qu'on tuera ce matin, ne serait-ce qu'une perdrix.
Il fait pas chaud, j'ai bien fait de pas emmener les petiots. De toutes façons ils sont mieux à la maison occupés à jouer avec leurs cadeaux du père Noël. Le grand, depuis que je l'ai emmené à la messe de Saint Hubert, le 15 août, de temps en temps il me demande que je l'emmène avec moi à la chasse. Mais c'est pas pour plaire à sa mère, et comme je veux pas d'ennuis, j'y trouve des raisons pour qu'il reste avec elle. Il est quand même venu une fois... Quand on a levé des colverts, il a sursauté au coup de fusil. Puis après il m'a dit que la fumée du fusil, elle "sentait bizarre". Il serait bien, là, avec moi, mon petiot. Les bottes en caoutchouc dans la rosée, à tenter de deviner dans la brume, une cache, un terrier, une nichée... Je pourrais lui montrer comment on repère une trace, où et comment chercher le gibier, comment l'approcher. Je lui enseignerai à commander au chien. C'est un bon chien, le Pompon. Je crois bien que même le petiot pourrait le conduire.
L'autre jour, chez le père à Maurice, je l'ai regardé observer la peinture au mur, celle ou les deux pointers sont à l'arrêt devant un bosquet. Ca l'intriguait.
Après un bon café-goutte, on sort de chez Edouard, le père à Maurice, réchauffés. Dans la cour, on charge les canons de nos juxtaposés. Culasse ouverte, le fusil sur l'avant bras, on commence à avancer entre l'écurie et la grange. J'atrape mon paquet de Saint Claude dans la poche de ma veste et ma pipe dans mon pantalon. Je la bourre d'une main. Ca épate tout le monde ça : je peux faire les choses de la main droite ou de la gauche avec la même aisance. Ma femme, qu'est maîtresse d'école, m'a appris qu'il y a un mot pour dire ça. Ambidextre. On attends Maurice. En sortant Zorro de sa gibecière, il l'a laissé echapper. Le voilà parti sous le tas de bois du père. Ca va pas être simple de le récupérer. Déplacer un tas de bois maintenant... C'est rentrer bredouille ! Maurice ferme sa culasse, met son fusil sur son épaule et grimpe sur le tas de bois. Il commence a sauter dessus, espérant faire sortir la bestiole. Je range mon tabac, mais je manque ma poche, et le paquet tombe au sol. Amusé par les clowneries de Maurice qui saute tant qu'il peut sur le tas de bois, j'ai pas vu. C'est Edouard qui se baisse pour le ramasser. Je baisse les yeux vers lui.
Dans le même temps, le pied gauche de Maurice glisse, rippe et se coince dans un interstice. Il bascule en gueulant vers l'avant et la bretelle de son fusil échappe de son épaule. Au moment ou le fusil frappe le sol les deux coups partent ensemble.
Sous le choc je tombe lourdement sur le dos. J'entends quelqu'un hurler. Je comprends pas. Et puis j'ai du mal à respirer et un goût étrange dans la bouche... Merde ! C'est du sang ! C'est le goût du sang ! Pourquoi j'ai du sang dans ma bouche ? J'ai les poumons qui me brûlent. J'étouffe. Nom de dieu, c'est Maurice qui hurle ! Je reconnais sa voix maintenant. Je viens de comprendre... J'ai des bulles dans la gorge quand je respire... Je vais y rester. Les gosses... Maman... Au ciel, les nuages déffilent. Maurice hurle. Et moi je meurs.
L'adjudent Bailli monte les trois marches de pierre et frappe à la porte d'entrée. Il y a deux choses qu'il déteste dans ce métier : intervenir sur un accident de la route la nuit quand il pleut, et faire ce qu'il est venu faire chez cette femme.
Elle s'approche et regarde entre les montants avant d'ouvrir la porte. Elle ouvre. Bailli et le gendarme qui l'accompagne lèvent la main au képi dans un salut règlementaire.
_ Mme C. ?
_ Oui.
Un peu gêné l'adjudent demande :
_ Bonjour, pouvons nous entrer ?
La jeune femme s'efface pour les laisser passer puis ferme la porte. D'un coup d'oeil Bailli s'adresse au gendarme. L’autre, avisant les enfants qui les observent debouts, intimidés devant l'entrée de la cuisine , se dirige vers eux.
_ Oh ! mais le Père Noël est passé ici on dirait ! dit il avec l'air le plus enjoué qu'on puisse faire semblant d'avoir.
Les gosses trop content qu’on s’interesse à leurs joujoux retournent au salon.
Bailli sent le noeud se serrer plus fort dans son estomac, et s'adressant à la jeune femme lui dit :
_Madame, votre mari vient d'avoir un accident. La gendarmerie de C. vient de nous prévenir. Il n'a pas survécu à ses blessures. Je suis sincèrement dés...
Avant qu'il ait fini sa phrase elle s'effondre évanouie sur les dalles noires et blanches de sa cuisine.
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Mardi 29 Mars 1976.
En sortant du tribunal, Maurice a les yeux rouges. Son père est venu, pour témoigner. Lui aussi est encore secoué. Il doit la vie à un paquet de tabac. En remontant dans la DS d'Edouard, Maurice se sent un peu à l'étroit dans son costume. Il se demande s'il s'en remettra un jour, de la mort de son copain. S'il pourra vivre avec le souvenir de ce dimanche de décembre dernier. Dans l’auto, pas un mot.
En rentrant à C. juste à la sortie de Domfront, ils croisent un convoi de roulottes. Les bohémiens arrivent pour la fête foraine. Ils installeront leur atelier de rempaillage de chaises. Une vieille lira dans les mains l’avenir de jeunes inconscients. Alors Maurice repense à cette soirée de fête foraine, et à la prédiction de la vieille bohémienne. Et il revoit le mariage de son ami. La naissance de ses garçons à seize mois d'écart. Son empressement ridicule à bâtir cette maison en préfabriqué, au lieu d'attendre un peu pour avoir mieux. Son acharnement à travailler, et prendre en plus des chantiers au noir. Son entrain à faire la fête... Tout dans les agissements de Marcel trouve un sens nouveau pour Maurice.
La vieille bohémienne savait, et elle lui avait dit.
Et lui, il l'avait crue. Et il avait eu raison.