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À Élise et Maxime,

À Fabien.

 

 

 

 

 

 

Préambule

 

***

 

 

Elle avait dû bouillir et serrer les dents tout au long de la messe. Elle m'attendait à la sortie du cimetière. J'ai cru que comme tous les autres elle me dirait un mot de soutien, de sympathie, ou qu'elle aurait un geste. Quand j'ai vu dans ces yeux les flammes de colère, de frustration, d'incompréhension, c'était trop tard. Elle l'avait dit.

« Les gens, c'est quand ils sont vivants qu'il faut les aimer ! ».

D'après son ton, j'ai déduit qu'elle aurait sûrement voulu rajouter « sale con ». Quelqu'un l'a attrapée par le bras et tirée en arrière pour l'éloigner. En tout cas, ça ne m’aurait pas fait plus mal...

Je suis resté là, comme une buse, avec ces mots plantés comme une hache enflammée dans mon cerveau.

Moi je l'aimais. C'était mon petit frère... Qu'est ce que...

Peu importe qu'elle l’ait dit sous le coup de la colère ou bien dans le but de me blesser. Peu importe qu'elle le pense vraiment, ou qu'elle l'ait dit parce qu'elle avait bu, ou fumé sa plantation, ou que sais-je ? C'était une morsure cruelle, au venin monstrueux.

Depuis, souvent, la nuit, à l'heure difficile ou il faut sombrer, j'y pense. Je me demande à qui j'ai pas dit « je t'aime », à qui j'ai pas montré mon affection... Et quand je vois la liste s'allonger, je panique. Je me dis que je pourrais bien partir demain et que tous resteraient sans savoir, ou sans en être sûrs. Comme ceux qui sont déjà partis...

Parfois, le venin ne tue pas et devient la source de l'immunité. Alors je crois que le mieux, c'est de commencer au début.

Maintenant.

...Parce qu'après tout, quand on y réfléchit, on peut continuer d'aimer les gens après, mais il vaut mieux leur dire qu'on les aime avant.

Quand j'ai décidé de faire de ce triste épisode une introduction pour éclairer le pourquoi de ma lettre, et afin d'en avoir le cœur net, j'ai recherché sur l'internet si cette phrase était vraiment d’elle ou si elle l'avait pompée pour faire la maligne. Et j’ai appris qu’on l'attribue à un chanteur du Mans, marginal, peu connu, et qui s'appelait Jean-Luc Le Ténia (Le malheureux s'est donné la mort en mai 2011).

Et qu'en fait la phrase de sa chanson se veut un jeu de mots et dit ceci :

« C'est quand ils sont vivants qu'il faut aimer les gens... Les Jean-Luc ! ».

J'étais bien content, en lisant ça, de savoir que c'était pas un trait fulgurant de l'esprit dérangé de la harpie à la sortie du cimetière. Je ne m'étonnai cependant pas qu'elle pût le connaître, ni qu'elle utilisât son texte. Sauf que, hasard surprenant... ( J'en aurai donc jamais fini avec les signes ! )

Le deuxième prénom de mon petit frère, c'était Jean-Luc.

Cette morsure venimeuse était donc tout à la fois : fort déplacée et très à propos...

Mais, venons en au fait...



***

T..., le 07 septembre 2011

 

 

« Je me souviens des mécaniques où les hommes étaient dans les champs et les femmes préparaient le repas dans la cuisine-buanderie-pièce à manger, lieu unique à vivre des maisons d'avant. »

 

Georges Perec « Je me souviens »

 

 

 

Chère Simone,

Cher Georges,

 

 

 

 

Je me souviens que lorsque j'étais enfant, mon vélo n'était pas chez moi. C’était pas par manque de place, le jardin était assez grand. Peut être parce qu’on habitait au bord d’une route, passante à certaines heures, et que la configuration du terrain n'était pas favorable à la pratique... Encore que, par la suite, mon frère et moi ayons démontré l'inverse, en y faisant des cascades audacieuses. Voire insensées...

C'était un vélo spécial. Je me souviens qu'il était Orange, un peu ancien, et qu'il avait appartenu à une de mes tantes avant moi. Les pneus étaient faits de ce caoutchouc blanc qu'on trouvait à l'époque. Le guidon avait été bizarrement réglé, (ou déréglé par malice) de sorte que les extrémités du tube pointaient légèrement vers le haut et vers l'extérieur.

Je me souviens que, quelque part en basse Normandie, il y a un lieu-dit, l'Orgelière, une ferme ou j'ai passé une grande partie de ma vie d'enfant.

Votre ferme. « Chez Georges et Simone », on disait.

C'est là-bas que mon vélo restait. Rangé sous la loge, appuyé au mur, près du tracteur. Il n'y avait pas grand chance à priori pour que j'y mette les pieds.

Mais pourtant…

Je me souviens que c’est là bas que nous avons débarqué, Hugues et moi, lui avec sa tenue de chef indien, et moi avec mon costume de Zorro, le jour de l’enterrement de papa. Je me souviens que par précaution et, sûrement à cause des circonstances tragiques de son décès, et malgré mes protestations de petit garçon, Simone avait retiré toutes les balles en plastique de mon pistolet de Zorro et de ma ceinture de Zorro… Des fois ces trucs là ça part tout seul…

De toute façon, Zorro c’est par le fouet et à la pointe de l’épée qu’il fait régner la loi !...

Dès lors nous y sommes revenus souvent. C’était comme un refuge pour maman, seule désormais, et loin de sa famille. Et pour nous une grande cour de récréation. Nous arrivions la plupart du temps dès la sortie de l’école. C’était alors l’heure de la traite, et nous partions avec Georges et Simone chercher les vaches aux pâtures.

Je crois me rappeler qu’à l’époque il n’y avait pas encore de trayeuse électrique. Le laitier passait chaque jour récolter les bidons en métal avec le couvercle à chainette, que les ménagères-décoratrices d'aujourd'hui adorent peindre de motifs bucoliques et champêtres pour en faire des porte-parapluies. Je me souviens du goût de noisette, et de la tiédeur du lait juste sorti du pis, tellement riche qu’il était plutôt jaune que blanc.

Je me souviens du plaisir et de l’impatience que suscitait la perspective de couler nos pieds dans nos bottes de caoutchouc, et de prendre nos bâtons pour «aller aux vaches». De la vapeur qui soufflait de leurs naseaux les jours d’hiver, de l’odeur de la bouse fraîche et de leurs noms rigolos comme «pâquerette» ou «mobylette». Je me souviens qu’on coupait les cornes avec une ficelle et que ça sentait fort le poil brulé. Que dans une corne coupée, on peut tenir rangée à sa ceinture la pierre à aiguiser dans un peu d’eau lorsqu’on part faucher l’herbe avec sa faux ou sa faucille. Je me souviens qu’on parlait de fièvre aphteuse, d'insémination et de remembrement.

Je me souviens du regard toujours craintif d’une génisse qui avait sa place près de la porte de l’étable...

Je me souviens aussi du cochon, qui mangeait une sorte de soupe ou il y avait un peu de tout, plus les restes de repas et des épluchures. Je me souviens qu’un jour, on l’a tué, et qu’après ça, il y avait beaucoup de saucisses et de rillettes, de côtelettes, de lard et de boudin. Je me souviens de la grosse moulinette ou on mettait la viande en morceaux à un bout et qui recrachait la chair hachée dans le boyau abouté derrière. Je me souviens qu’il fallait battre le sang dans le seau sans s’arrêter pour faire le boudin. Que tout ce travail avait pris une grosse journée malgré l’aide des voisins et des amis qui étaient venus. Je me souviens que tout le monde s’affairait et avait l’air de maîtriser toutes ces pratiques. Comme s’ils avaient fait cela toute leur vie, de tuer des cochons. Que c’était comme une fête, et que tout le monde était joyeux.

À part, peut-être, le cochon...

Je me souviens que devant l’écurie, il y avait une grande pierre de meule avec une manivelle. Nous y jouions souvent, à aiguiser des bouts de bois. L’un de nous tournait la manivelle avec ses petites mains, l’autre tâchait de tenir son bâton contre la pierre… Elle était montée sur un bac de bois, destiné à contenir l’eau, d'où partaient quatre pied obliques, et servait à aiguiser les outils de coupe, serpes, faux, faucilles et autres croissants. Sûrement quelques couteaux. Mais, je me souviens aussi qu’une des pierres du cadre de la porte d’entrée servait étonnamment à cet usage : lorsque Simone avait à peler des carottes, ou trancher des légumes, elle allait à la porte et frottait son couteau contre cette pierre. Vers en haut. Puis vers en bas. Puis vers en haut… etc. Cette pierre avait du aiguiser des centaines de couteaux, des milliers de fois, car son arrête était toute en biseau, à force. Je me souviens qu’elle était très douce au toucher, laissait sur les doigts une fine poussière grise, et sentait le métal.

Je me souviens d’un gentil petit chien noir et feu qui s’appelait Dolly.

Je me souviens que nous jouions aux voitures et aux billes dans la rigole en demi-tonneau qui longeait la maison, et qu’il y avait un « pot » pour les billes déjà tout creusé en bas d’un des rosiers de la façade.

Je me souviens que nous avons appris à conduire sur le tracteur de Georges, et qu’une fois assez grand, pour atteindre la pédale d’embrayage, vers dix ou onze ans on a eu le droit de mener la remorque pendant les foins, ou le ramassage des pommes. C’était les moments forts de la vie à la ferme pour nous. Les foins annonçaient l’été et les grandes vacances. Cela durait plusieurs jours, entre la coupe, le séchage ou il fallait tourner le foin à la pirouette puis ensuite le dresser, la botteleuse, qui brossait le champ, avalait la longue chenille de foin ainsi formée, et recrachait des bottes plus ou moins tassées et rectangulaires. Ensuite on passait dans le champ avec un plateau (sorte de remorque avec de grands espaliers inclinable à l’avant et à l’arrière). Deux à quatre personnes, avançant de part et d’autre, piquaient ces bottes avec des brocs, sorte de fourches à trois dents, et les posaient sur la remorque. Une ou deux autres personnes sur la remorque rangeait les bottes pour optimiser, équilibrer et sécuriser le chargement. Une autre personne, souvent nous, conduisait le tracteur, à vitesse minimale, entre les bottes de foin, en prenant soin de ne pas faire tomber les personnes embarquées, ou le chargement. Je me souviens que, plus grands, on a aussi aidé au chargement. Il fallait alors envoyer les bottes haut, ou loin lorsqu’on déchargeait les remorques dans les granges. Je me souviens des trajets en tracteur, dans les remorques, assis dans les pommes ou les foins. Je me souviens qu'on passait beaucoup de temps à jouer avec les bottes de foin, à s'en faire des cabanes, des remparts, des voitures, des sculptures. Je me souviens que les journées étaient longues et épuisantes mais toujours joyeuses et festives. Et qu’on pouvait boire du cidre…

Je me souviens que le cidre était fait à la ferme même. Que nous ramassions les pommes le mercredi ou le week-end. Je me souviens que l’herbe était souvent mouillée et froide à l’automne. Que les feuilles avaient parfois commencé à tomber et cachaient les pommes. Je me souviens des grands paniers en grillage à poule. Et des concours que nous faisions. Le panier le plus vite rempli… Le plus grand nombre de panier versés au « beniau »… Je me rappelle des batailles de pommes. Je me souviens des genouillères artisanales taillées dans les pneus de 2cv, pour protéger les genoux de l’humidité, et de la boue. Je me souviens des longues gaules que Georges agitait pour faire tomber les dernières pommes. Du jus frais au sortir du pressoir. De l’odeur du mout fermenté dans les jours qui suivaient. Je me souviens du goût du cidre quand on faisait des crêpes l’hiver suivant…

Le goût du cidre « que même que c'est nous qu'on l'a fait !»...

Je me souviens qu’une dame qui s’appelait Léontine venait faire la lessive dans l’eau de la mare derrière l’étable. Elle était agenouillée dans une sorte de caisse en bois garnie de paille, frottait le linge avec un énorme pain de savon blanchâtre et une brosse, puis elle le frappait avec un battoir, sur une planche inclinée. L'eau savonneuse blanchissait alors la mare avec le lent mouvement pareil à celui des nuages qui courent dans un ciel pur. Il y avait près d’elle une grande lessiveuse noircie par le feu sur un foyer ou un trépied, toute fumante, et dans laquelle elle remuait des torchons ou des draps avec un bâton. Quand on a cherché des prénoms pour notre petite dernière, j'ai proposé Léontine en repensant à elle...

Je me souviens qu’à cette mare on puisait de l’eau avant qu’il y ait l’eau courante à l’intérieur de la maison. On utilisait un drôle de seau en tôle galvanisée, fixé sur une perche. On écartait un peu les lentilles d’eau et on puisait en prenant soin de ne pas troubler l’eau avec la vase volatile du fond. Je me souviens qu’il y avait peu d’interdictions à la ferme, mais que s’approcher de la mare en l’absence d’un adulte nous exposait à une belle réprimande. Je me souviens que, longtemps, lorsque j’entendais la chanson ‘Le bouvier’ par « les ménestriers » j’imaginais la pauvre femme morte, au fond de l’eau de la mare, la tête sous la source…

Du coup, la mare, ce n’est pas un endroit où je trainais longtemps…

Qu’entre l’étable et la mare il y avait un appentis sous lequel on trouvait tout un tas de vieux machins… marmites, gamelles, manches, récipients de toutes sortes, ustensiles étranges, bidons, morceaux de tuyau.

Je me souviens du grand jardin potager, des récoltes de haricots verts posées en gros tas sur la table de la cuisine et qu’il fallait équeuter aux deux bouts avant de les enfermer dans des bocaux de verres. On les cuisait ensuite longtemps dans un grand stérilisateur, dans lequel plongeait un thermomètre géant par un trou du couvercle. Je me souviens de la première récolte de courgettes de Simone, et que ce légume n’était pas connu à l’époque dans la région. Je me souviens des patates, carottes, radis et fèves, des pois qu’il fallait étayer, des salades, navets, persil, ciboulette. Je me souviens d'avoir planté des graines. Je me souviens des allées bien dessinées, des petits sillons creusés à la binette, du désherbage, de l’épandage du fumier. Que tout ça avait du goût. Et que c’était bien bon. Je me souviens que deux marques de bocaux se faisaient la guerre : les « le Parfait » et les « le Super ».

Je me souviens des noisetiers derrière la maison. Des fruits délicieux qu'ils donnaient, qu'il fallait casser avec un caillou. Et qui du coup finissaient souvent tout écrabouillés. Je me souviens qu'ils donnaient aussi des arcs et des flèches. Et des bâtons pour aller aux vaches... Je me souviens qu'il y avait une écurie, et je crois y avoir vu un cheval une fois, mais, à dire vrai, je n'en suis pas très sûr. Je crois qu'il était blanc, ou clair. Le reste du temps il y avait des volailles avec leurs petits juste éclos, ou une bête nécessitant des soins spéciaux. La moto de Jacques. Puis ensuite une machine à bois, je crois.

Je me souviens que la basse cour était délimitée par un fil de fer électrifié, à dix ou quinze centimètres du sol, et que, en courant ou en vélo, quand tu pensais plus au fil, ça te poignardait bien les chevilles. Qu'un vélo en métal ? Oui, c'est conducteur. Je me souviens que les oies, c'est pas commode, que ça court vite, et ça pince fort. Mais qu'elles font moins les malignes en « petite-oie » dans mon assiette. Je me souviens des grincements des pintades avec leur régularité de machine, qui font penser à des mécaniques mal graissées qui peinent à tourner rond. Des « Rouglouglous » des dindons, de leur air de matador qu'ils prennent quand ils gonflent les poumons, dressent leurs queue de plumes et étendent leurs ailes jusque par-terre pour épater les gonzesses-dindes... Alors qu'ils ont l'air bien couillons avec leur espèce de quéquette rouge et bleue toute molle qui pendouille sur le côté du bec.

Je me souviens qu'au début, il n'y avait pas de salle de bain et qu'on se lavait à l'évier de la cuisine, dans une bassine, avec un gant de toilette et du savon « Camay ». Je me souviens qu'après qu'il y en eût une, dans la salle de bains, si tu restais sous le chauffage dans la même position trop longtemps t'avais vite comme un coup de soleil. Je me souviens de Georges se rasant avec son Brown électrique près du miroir derrière la porte d'entrée au petit matin. Je me souviens que les WC étaient dehors, près de l'entrée du potager. Qu'il y avait dans la porte un trou en forme de losange pour aérer et laisser entrer le jour, et dans la planche sur laquelle on s'asseyait un trou rond. On se suspendait avec une main de chaque côté du trou en espérant que jamais on tomberait dedans... Je me souviens qu'à la nuit tombée, ou quand il gelait, tu réfléchissais à deux fois avant d'y aller... Je me souviens qu'on pouvait lire le papier Q avant de s'en servir, et qu'il s'appelait « Ouest France » ou « le Courrier de la Mayenne ». Je me souviens que même en triple épaisseur, c'était pas super doux.

Surtout « Le Courrier »...

Je me souviens que dans un pré derrière l'étable, au delà de la mare il y avait un hangar, ou étaient rangées de vieilles machines agricoles, et de vieux engins en tout genre. Je me souviens de leurs sièges en acier taillés pour des grands culs avec des petits trous ronds dans la ferraille. Je me souviens qu'on y jouait des heures à faire les paysans, un bout de bois dans la bouche figurant le mégot de gitane maïs. Roulant les « r » et parlant comme en patois ; on s'y croyait vraiment. Plus tard, devenu dangereux, le hangar fut vidé et détruit. Tout ça disparut à tout jamais pour notre plus grand désespoir.

Je me souviens que les verres pour l'apéro était décorés de chevaux de courses, et qu'après quelques gorgées, si tu ramenais le verre trop vite à la verticale une éclaboussure te sautait dans l'œil et Georges disait « C'est l'cheval qui t'as envoyé un coup d'sabot ! » Et on riait de bon cœur. Je me souviens de la cuisine de Simone, de ces plats de ferme que toutes les fermières préparaient et qui n'étaient jamais aussi exquises que celles de Simone. Je me souviens de la soupe de légumes qui nous a tant fait grandir. Des volailles avec des frites toutes fines et fondantes, de la petite oie, des fricassées, des grands plats de crudités avec des coeurs de palmiers. Je me souviens des endives au jambon béchamel. Je me souviens des crêpes et des tartines de pain beurre avec du poulain râpé, ou du pulvérisé dessus pour le goûter. Je me souviens des confitures maison et des bâtons de tiges de rhubarbe au goût acidulé. Je me souviens du café réchauffé dans la verseuse en acier avec un long bec. Je me souviens du goût des grains de chicorée soluble tombés sur la table, qu'on colle au bout du doigt humide et qui fondent sur la langue.

Je me souviens de la boite de jeux de société en bois, du jeu de l'oie, des petits chevaux. Je me souviens que Simone nous avait appris à jouer aux dominos. Je me souviens d'Yves Mourousi et Michel Chevalet au journal de 13 heures. Je me souviens des épisodes de « Black Beauty » (Prince Noir). Je me souviens que, vers sept huit ans, c'est à l'Orgelière que j'ai vu « Notre Dame de Paris » avec Anthony Queen en Quasimodo, et que la scène finale m'a beaucoup marqué. Je me souviens qu'on se couchait tôt et qu'on avait du mal à dormir à cause du crapaud accoucheur qui chantait la nuit.. Pendant trente cinq ans je me suis demandé ce que pouvait être ce bruit. L'an dernier, j'ai cherché, et j'ai su. Je me souviens de la couverture chauffante pour nous préparer le lit. Et aussi, que Georges et Simone dormaient fenêtre ouverte toute l'année.

Que pour nous, avec nos peurs d'enfants, c'était inimaginable, parce que si un monstre rentrait... Hein ???

Je me souviens que votre tante Madeleine était la femme la plus vieille que je connaissais. Qu'elle venait de St Brieuc et qu'une telle route c'était pas rien pour une femme de son âge. Que son âge elle le faisait pas, et que je connaissais des mémés plus jeunes, mais qui avait l'air bien plus vieilles qu'elle. Je me souviens du voile sur sa voix, et de ses grandes lunettes. Que souvent elle pleurait de rire, qu'elle était drôle, et gentille, et qu'elle se couchait vraiment très tôt. Qu'elle adorait l'équipe de foot de Nantes, mais que du coup, les soirs de match, étant au lit, elle ne pouvait pas les supporter de la voix. Alors elle dormait avec les chaussettes jaunes du club remontées jusqu'aux genoux en gage d'encouragement. Allez les canaris !

Je me souviens d'Etienne B qui chantait « Y'a une pie dans l'peurier, j'entends la pie qui chante... » et « Dans mon pays d'espagne ... Olé » un soir de fête sous la loge. Je me souviens de la naissance de vos trois petits enfants. Je me souviens que Fabien voulait devenir grand comme nous, et qu'on lui faisait manger plein de soupe en lui disant que c'était grâce à ça qu'on était si grands. Je me souviens que Maxime nous craignait un peu, et qu'on le voyait moins souvent. Je me souviens d'Elise, qui fut le premier enfant que j'ai tenu dans mes bras. Le premier à qui j'ai donné le biberon. C'était le jour de son baptême. Je me souviens d'avoir été empoté au début, puis de l'avoir encouragé à têter, et de lui avoir chuchoté des trucs gentils pour la faire sourire. Complètement gaga !

Je me souviens que la pièce principale de la maison était tapissée d'un papier peint façon toile de Jouy inspiré des « hasards heureux de l'escarpolette » de Fragonard. Je me souviens qu'on passait des heures le nez collé devant le motif, à regarder les détails et à chercher des différences. Je crois que c'est mon père qui avait collé ce papier peint. Mais je ne suis pas sûr. Je me souviens de la douce chaleur que le fourneau entretenait tout le temps. De la marmite de soupe qui chauffait presque en permanence. Des gouttes d'eau qui roulaient sur la fonte brûlante en faisant pssschhhhiiii quand on soulevait le couvercle.

Je me souviens de cette époque avec une nostalgie doucereuse et j'en conserve de merveilleux et poignants souvenirs qui rempliraient dix autres pages.



Mais par dessus tout...



Je me souviens de l'attention qu'on nous portait dans cette maison et comme il y faisait bon vivre. Que Monique, et Jacques, les enfants de Georges et Simone, (et même parfois leurs copains et copine, comme Etienne, Eric et Catherine, ou Bertrand) aussi ont contribué, et donné de leur temps pour nous. Ils nous ont fait découvrir (allez, pêle mêle...) la piscine municipale, le patin à glace à la patinoire d'Alençon, les Nouvelles Galeries de Domfront, les plages de Julouville, la Honda 750 Four bleue qui logeait dans l'écurie, la Matra Baghera, et les films de "La Coccinelle" au cinéma...

Je me souviens qu'on a pris soin de nous, qu'on nous a nourris. Souvent.

Et bien.

Hébergés, souvent aussi, et par toutes les actions du quotidien, éduqués.

Avec le recul, et l'âge, je suis bien convaincu que si ma vie d'homme est plutôt réussie aujourd'hui, si je suis devenu qui je suis, c'est aussi grâce à l'influence que vous avez eue sur mon éducation (et je ne parle pas seulement de mon goût immodéré pour les potages de légumes les soirs d'hiver, les volailles au four du dimanche ou bien les endives-au-jambon-béchamel-gratinées). Et que s'ils n'avaient pas été là...

Alors je veux vous remercier, Georges et Simone, (...et aussi vos enfants) pour votre temps, pour votre attention, pour votre bonté, pour votre patience (et il en fallait), pour vos explications... Pour votre surveillance de loin, du coin de l'œil, parfois, quand on se croyait loin de tout regard. Pour la confiance aussi que vous avez bien voulu nous accorder en nous confiant des tâches. Pour votre hospitalité et vos enseignements, pour votre sourire, vos taquineries de grandes personnes. Pour les réparations à la rustine et le mercurochrome sur les genoux. Pour les kilomètres de ficelles de lieuse. Pour le vinaigre sur les piqûres d'orties entre le short et les bottes et pour vos câlins quand il y avait besoin.

...Pour m'avoir rendu les balles en plastique du pistolet de Zorro.

Voilà. J'ai fait cette lettre.

Parce que j'ai le cœur faible et les yeux qui se mouillent au point que je n'y vois plus rien à la seule évocation de ces souvenirs. Parce que je sais que je n'aurais jamais le courage et la force de vous le dire quand je vous reverrai, et que je ne supporte plus l'idée de ne l'avoir jamais fait à ce jour, je vous écris, à toi Georges, et à toi, Simone,

que je vous aime.

Que je vous ai toujours aimé. Même durant ces années où j'étais comme perdu, loin, et silencieux.

Que je vous aimerai toujours. Que vous êtes mes Grands Parents de l'Orgelière.

Et que jusqu'à ce qu'on grave le souvenir de mon nom dans une pierre, le vôtre restera bien au chaud dans mon cœur, entre mes grands-parents de sang, juste au milieu.

Qu'enfin quand je dis « je », il faut entendre « nous », car pour avoir souvent parlé de vous avec mon frère, je sais que tout ce que j'écris ici parle pour nous deux.

 



Je vous embrasse affectueusement.

 

Djino             

 

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