anti_bug_fck1977, le mardi 22 Novembre, à 9h50 du matin, Emile Bonnat, ouvrier dans une filature, domicilié à B. chemin de La Roque, et qui venait d'hériter à la mort de sa mère, payait au comptant 7.950 Francs en échange du modèle de présentation de la Citroën Dyane AK400 beige Colorado du garage de L. C'était une des 141 Acadianes produites cette année là. La première série.
Au même instant, à l'autre bout du pays, dans la classe de CE1 de Mme Dury, un petit garçon de 7 ans qui ne sait pas encore qu'il sera un jour vendeur d'automobiles, apprend à imprimer comme Gutenberg en rangeant des lettres de plomb dans un composteur.
Emile Bonnat, je l'ai démarché. Je suis vendeur. Vendeur de voitures, à l'agence Citroën à L. Le Patron de l'agence m'a embauché pour constituer un vrai fichier de clients, parce que « jusque là », les affaires avait toujours marché toutes seules... « Jusque là », ceux qui venaient pas d'eux mêmes, pour changer d'auto, le patron les trouvait au stade, le dimanche, ou bien au marché. Ou bien ils s'arrêtaient sur le parking des VO*, intrigués d'y voir la voiture d'un copain de chasse, d'un collègue de l'usine, et on les appâtait avec un modèle d'exposition. Ou bien, lors d'une révision, ou d'une réparation à l'atelier, constatant l'état désastreux (ou pas !) d'une auto, on attirait le client dans le hall d'exposition ou sur le parc extérieur. Après, c'était des palabres comme sous les baobabs en Afrique, et si t'es pas trop mauvais, et que tu gères ta marge de manœuvre, tu peux vendre...
Mais de nos jours, ca devient dur... La concurrence... Celle des constructeurs français... mais aussi, et surtout, celle de tous les constructeurs asiatiques... Le patron nous en parle souvent. C'est pour ça qu'il veut changer de tactique. Aujourd'hui, faut occuper le terrain. "La prospection". Voilà ce qu'il faut faire. Alors il m'a embauché. Pour que je lui fasse "la prospection" dans le secteur, et que je constitue un fichier de clients. Tu sonnes aux portes, tu te présentes, tu papotes un peu, tu fais le point sur les besoins en bagnole, tu laisses ta carte, un prospectus sur la promo du moment. Avant de partir, t'essayes de te faire indiquer le client suivant, et tu recommences chez un autre... En rentrant au garage, tu remplis ta fi-fiche, et tu la classes... Et demain, tu recommences.
Ca avait l'air facile, je savais rien faire, mais je pensais pouvoir m'en sortir. Enfin, au moins comme pour l'imprimerie avec les lettres en plomb.
Un jour, donc, je suis passé chez Emile Bonnat. Il taillait ses rosiers. Il a levé la tête quand son chien s'est mis à gueuler parce que j'approchais. Le portail était fermé à clé. Il n'est pas venu ouvrir. Même pas fait un pas. Il est resté près de ses rosiers, le sécateur à demi ouvert. D'un sifflement, il a rappelé le chien.
_ Saïga, au pied ! hurla-t-il avec une voix gutturale, avant d'ajouter : "C'est poul quoi ?" d'un ton bourru en lançant le menton en avant, et en roulant le "r".
_ Bonjour, pardon de vous déranger Mr Bonnat, je suis le nouveau vendeur de chez Citroën, à L. et je passe faire ma tournée, pour me présenter aux clients du garage. Faire le point avec eux…
_ J'ai pas besouen de lien! Je sais ou te tlouver. Si pal cas j'ai besouen, je descendlai, et je te velai au galage !...
Bon, vu comment ça s'engage... Vais pas m'attarder...
_ Comme vous voudrez !... Adichat... Je réponds.
Je le salue de la main, et je tourne les talons.
Je pense en remontant dans ma voiture que ce type est un péquenot, que "si par cas" il descend un jour de sa montagne, jamais il viendra me voir moi. Que je commence sérieusement à en avoir marre. De ce job, de ces gens, de ce bled. De me faire chier comme ça pour un boulot qui ne m'éclate pas.
Je démarre ma Saxo "Essayez moi !" et j’allume l’autoradio. En traversant la forêt de B., je fredonne : "...and I miss youuuu, like the desert miss the rai-ain..."**, parce que je trouve que c'est une jolie formule, pour une chanson en anglais.
1996, le mardi 26 Mars, Emile Bonnat descend à L. Il ouvre le portail, et s'installe au volant de l'acadiane. Sur la banquette, côté passager, le prospectus présentant la Citroën C15 First.
A l'arrière, près du chien, entre le bidon d'huile et la caisse à outils, retenue à la barre qui bloque la roue de secours par un tendeur de vélo, une lessiveuse en tôle. De ce métal particulier dont on faisait aussi, apparemment, les Solex, et que, ignorant son nom et au vu de sa faible résistance aux chocs, et de la facilité avec laquelle il se plie, j'avais baptisé le "merdanium".
Quand j'étais gosse, ce genre d'ustensile, une lessiveuse en merdanium, servait principalement à deux choses : bouillir le linge, et parfois, avec un couvercle percé d'un trou ou l'on peut passer un grand thermomètre, stériliser les conserves et les pâtés maison de ma grand mère. Mon frère et moi, on se cachait dedans, et parfois, on utilisait le couvercle comme bouclier, quand on jouait aux vikings...
Emile Bonnat, lui, il en fait un autre usage...
L'acadiane démarre en rugissant et s'engage sur le chemin de La Roque.
Au même moment, à l’autre bout du canton, assis à mon bureau, dans le show room de l’agence, je prépare ma tournée de prospection… Mon fichier de clients commence à avoir une taille respectable, même si, au final, je vends quasiment rien. Mais bon, on ne m’en tient pas trop rigueur, parce que je débute. C’est juste que du coup, mon salaire se limite à mon fixe. Et c’est maigre…
Un bruit de moteur que j’aime me fait lever la tête. Une acadiane beige se gare sur le parc devant la vitrine. Un bonhomme bedonnant en descend, casquette de chasse, veste de pêche sans manches sur une chemise type F1 de l’Armée de l’Air qui doit venir du surplus Militaire qu’on voit au marché, et un pantalon vert foncé, du genre qu’on achète au magasin de la Coop agricole, qui plonge dans une paire de bottes en caoutchouc marron. Il ouvre la porte arrière de la fourgonnette.
_ Saïga, au pied ! dit-il entre ses dents.
Le chien s’exécute et s’assoit au pied d’Emile, qui referme la porte arrière de sa voiture. Puis il entre dans le hall, et après un coup d’œil circulaire, il avise mon bureau et se dirige vers moi.
Le chien le suit, exactement au pied. Il est intriguant ce chien, il a un œil bleu pâle et l’autre marron avec une tâche bleue. Ca fait bizarre. Mais c’est beau…
_ Adieu ! C’est toi qui étais passé à La Loque l’autle fois… Je t’avais dit que je viendlais si j’avais besouen… Eh Bé ! Té, me voilà. Je viens chelcher ça !
Il me tend le livret en carton glacé de la « C15 First » que j’avais envoyé à tous mes prospects dont la fiche portait la mention « Chasseur ». Ma carte de visite y est encore agrafée.
Un peu surpris, je l’invite à s’asseoir en lui montrant le fauteuil à ma droite. Ignorant mon geste, il se dirige vers le C15 d’exposition, un peu en arrière de mon bureau, à gauche. Il ouvre la porte, se penche à l’intérieur en jetant un regard attentif au tableau de bord, puis à l’arrière, dans le caisson.
_ Bon, tu m’y mettlas le poste ladio ! dit il en ressortant.
_ Ah, bien d’accord ! Mais pour cela Mr Bonnat, il faudra compter un petit supplément, parce que c’est pas prévu d’origine.
_ Je vais te laisser ma camionnette, alols commence pas à m’emmelder, avec tes suppléments petit ! Hé ? Allez, tu me fais les papiers, là, vite fait, qu’aplès çà j’ai à faile au malché.
Et il ressort, son chien toujours à ses pieds, marchant vers son acadiane, certainement pour prendre son chéquier…
Je reste interloqué. Le modèle d’expo ! Il veut le modèle d’expo là, maintenant, tout de suite ! Je sais pas si je peux, mais décidé comme il est, vaut mieux pas que je discute, sinon il serait foutu d’aller en face chez ce con de Peugeot… Et j’ai encore rien vendu cette semaine. Je sors un contrat de vente et j’appelle le patron, dont le bureau est de l’autre côté du hall…
_ C’est Mr Bonnat ! Il veut le C15 d’expo… De suite…
_ …
Je l’entends sourire au bout du fil.
_ Hé bé ! Vends-lui ! Té !
Et il raccroche.
Je raccroche aussi et ça re-sonne aussitôt…
_... s’il revient avec la lessiveuse, offre lui la radio !
Je me tourne vers le bureau vitré du chef. Il raccroche en me souriant, hilare.
La lessiveuse ? Qu’est ce que c’est que cette histoire ?…
Je me rassois. Je prends mon stylo et je commence à remplir le formulaire. Je relève les yeux à un moment, et je vois l’Emile qui rentre dans le hall, avec entre les bras une lessiveuse en merdanium, terreuse dessous, et poussiéreuse dessus. Une ficelle de lieuse rejoint les deux poignées latérales en passant dans celle du couvercle.
Il vient à mon bureau, dépose sa lessiveuse dégueulasse dessus et s’assoit. Il s’appuie contre le dossier du fauteuil et tente laborieusement de sortir son laguiole de sa poche de pantalon.
_ J’ai vu avec le chef, et vous pourrez partir avec votre auto d’ici demi-heure, ça vous va ?
_ Oui, oui, ça va ! Ca va ! dit-il.
Il se lève, ouvre son laguiole, et entreprend de couper la ficelle de lieuse qui maintient le couvercle de la lessiveuse, soulève le couvercle, et le dépose à terre… Comme je suis assis, je ne vois pas ce qu’il y a dedans, mais une idée me traverse l’esprit, soudainement : il va quand même pas me payer en pâté ?!
_ Dîtes moi Mr Bonnat, pour le règlement, vous aurez un chèque certifié par votre banque ? Vous pourrez me le ramener avant de partir avec la voiture ?
_ Les Banquiers c’est tout voleul et compagnie… Moi le poignon, je leul laisse pas. Je me le galde là haut, dans un coffle folt.
Et là, il pousse la lessiveuse vers moi. Je me lève pour en avoir le cœur net.
A l’intérieur, jusqu’aux deux tiers de la hauteur, des billets de banque en vrac. De 500, de 200, de 100, de 50, de 20 et de 10 francs. Y’en a qui datent de 1964, d’autres que j’ai pas revus depuis mon enfance, et d’autres qui sont sortis cette année. Des Pascal, des Curie, des De Bussy, des St Exupery, des Montesquieu, des Corneille… Incroyable ! Un bonheur pour un numismate, assurément. La cagnotte d'Harpagon.
Je regarde Mr Bonnat, ébahi. Il me regarde, et très sérieux me dit :
_ Allez, comptes le plix de l’auto. Moi, je sais pas compter. Tu me fais un petit labais poul celle que je te laisse, et tu dis au petit de l’atelier qu’il blanche le poste. Et ne t’avises pas de me voler, hé ? Que je sais ou tu habites !
Ca m’a pris deux heures pour tout compter trois fois et remplir les papiers. Le patron était content. Moi aussi. Je crois qu’Emile Bonnat aussi, parce qu’en partant, dans sa C15 neuve, il m’a discrètement glissé un billet de 200 balles et un pâté de lièvre maison.
J'ai toujours trouvé que le bruit de ces moteurs avait un côté parfaitement féminin. Je suis incapable d’expliquer pourquoi je ressens ça… C'est assez étrange, mais, bien que ce soit complètement stupide, aujourd'hui encore, chaque fois que j'entends démarrer, ou passer près de moi, une 2CV ou une Dyane, cette sensation me frappe.
Et surtout, cela me rappelle la lessiveuse en merdanium cachée là haut quelque part, et dans laquelle dort la fortune d’Emile Bonnat.
*VO : Véhicule d'Occasion dans le jargon professionnel...
** : "...et tu me manques, comme la pluie manque au désert..."