Jetant un œil à la pendule, je pose mon journal sur l'accoudoir usé de mon fauteuil... Depuis que j'ai ôté la petite feuille de l'éphéméride, je surveille l'heure, bien plus qu'à l'accoutumée. Je tends la main vers le petit verre de porto, sur le guéridon, et le porte à ma bouche au moment ou la grande aiguille fait "clic". C’est l’heure… Quatre minutes avant dix heures…
Après un coup d'œil dans la glace au dessus de la bassine remplie d'eau chaude, Lucien ajuste le bouton de sa chemise, en tendant le menton ou perle une goutte de sang. Il s'est coupé en se rasant. Il sourit en pensant qu'être amoureux a des désagréments, comme rendre moins sûres les mains qui vous rasent... Il vide la bassine, et la range derrière le rideau sous l'évier. Puis, jetant un œil au carillon, il s'engouffre dans l'escalier en claquant la porte de sa chambre.
Hier soir en quittant le bal elle lui a dit : « au carrefour de la fontaine… j’y serai vers trois heures ». Il y serait aussi…
C'est l'heure... Mon cœur se serre, comme chaque 21 juillet à l'évocation de ce dimanche de 1917. Ca fait quarante deux ans, et chaque année comme dans un rêve, je revis intensément chaque instant. Rien à voir avec des photos d’époque, délavées et jaunies que je passe mes dimanche à classer… Tout est gravé dans ma mémoire, et tout revient, au moindre instant de solitude, passer devant mes yeux, à travers le mince brouillard des larmes qui montent quand j'y repense.
Comme on a, parfois, tout un jour, sans pouvoir s'en défaire, une musique dans la tête, je ressasse alors avec amertume les souvenirs, les images, les sensations.
Joséphine attend près de l’automobile. Dans son panier, les escarpins qu’elle porte à réparer chez le cordonnier. Ceux qu’elle souhaite porter au bal que l’on donnera pour la fête samedi soir. Mr Berthier sort enfin de la maison, en bras de chemise, un canotier de paille sur la tête… Il chantonne et ouvre la portière à sa fille, en courbant le dos dans une révérence drôle. Elle s’installe, en souriant aux pitreries de son père.
Puis démarrant dans un nuage de fumée et de poussière, la De Dion – Bouton Torpédo s’engage à travers la grille sur le chemin du village.
C’était le 17 juillet 1917 dans mon atelier de cordonnier. Un mercredi. Lucien finissait son apprentissage chez moi cette année là. Un bon apprenti, comme on aimerait en avoir plus souvent. Et un bon garçon, c’est ce que vous aurait dit tout le monde en ville. Et je comptais, bien sur, lui proposer de rester chez moi après l’apprentissage. Un bon ouvrier… Surement même un bon successeur.
Je suis sur mon vélo. Je redescends la route qui mène du coteau jusqu’au carrefour de la fontaine… En contrebas les blés murs ondulent sous les caresses de la brise, en dessinant des vagues de soleil, et dans cet autre pré se dressent, éparses, quelques meules de paille… Le temps tourne à l’orage. Déjà derrière les coteaux le ciel se charge et s’obscurcit jetant sur les couleurs de cet après midi d’été un voile gris terne… Je pédale plus vite vers la fontaine. Mais juste quand j’arrive devant le petit bassin quelques grosses gouttes commencent à s’écraser au sol.
Ce matin là, quatre minutes avant 10 heures, Joséphine Berthier poussa la porte du magasin, faisant tinter la clochette. Une douce jeune fille, alerte, l’œil vif et le sourire pétillant.
Elle était arrivée la veille, de Paris, avec ses parents. Ils louaient la villa de l’ancien maire, sur le coteau.
Serrée contre Lucien, la tête posée sur son épaule, les yeux mi clos elle sourit en pensant aux héroïnes des romans qu’elle lit pendant ces vacances…Elle repense à ce bal, hier soir ou il l’a invitée à danser. A ce moment romantique assis sur le muret sous les platanes. Quand elle a frissonné, il a ôté sa veste et s’approchant pour la poser sur ses épaules, il n’a pu résister et a posé ses lèvres contre les siennes. C’est un roman qu’elle vit, là, maintenant, couchée contre une meule de paille, dans les bras du plus doux jeune homme que l’on puisse rêver rencontrer. Les joues empourprées, elle caresse la petite cicatrice que le rasoir vient de laisser sur la peau de son menton. Elle y dépose un baiser.
Lorsqu’elle poussa la porte, j’étais occupé à remettre des bonbons au miel dans le bocal du comptoir. Et en tournant la tête j’ai vu son regard croiser celui de Lucien…
Bonté divine ! On aurait dit que la foudre venait de les frapper ! Le magasin se serait écroulé sur leur tête sans qu’ils n’en sentent rien…
Elle s’est avancée vers lui, et sans le quitter des yeux a sorti une paire d’escarpins de son panier.
_ Bonjour. Pensez-vous pouvoir arranger cela avant le bal de samedi ?
_ Ma foi, pour un si beau sourire, je vous le fais sur l’heure !
Et elle sent une goutte de pluie, puis deux… puis d’autres. Comme au sortir d’un rêve, ils se lèvent, et jettent au ciel un regard amusé… Ils sont bons pour l’averse. S’ils arrivent jusqu’à la fontaine, ils pourront se serrer l’un contre l’autre sous le petit abri. Le temps de l’averse.
Avant de partir, elle lève les yeux vers les siens, se serre contre lui en souriant. Il pose ses lèvres sur les siennes et l’embrasse, tendrement. Un long baiser passionné, romantique sous la pluie d’un orage d’été.
J’ai toujours craint les orages. Petit, ma mère laissait une chandelle allumée à mon chevet les nuits d’orage. Ces grondements du ciel… Cette lumière si vive et insaisissable… Toute cette puissance dans l’air, et l’eau du ciel je trouvais cela effrayant. Fascinant certes, mais effrayant. Et malgré la bougie qu’on voulait rassurante, souvent je finissais la nuit blotti entre mes parents.
Je regarde amusé les amoureux enlacés près de la meule, quand le bruit sec d’une détonation me jette au sol en bas de l’abreuvoir. En tombant, je hurle. Sous le coup de la peur je bondis sur mes pieds en cherchant des yeux la cause de l’explosion je vois une fumée grise s’élever d’une meule dans le pré. La foudre est tombée, et la paille brûle ou fume. Malgré la peur et l’émotion qui me vrille le ventre, je m’approche pour voir et essayer d’éteindre, avant que le feu s’étende.
Et c’est là que je vois Lucien et Joséphine étendus derrière la meule.
Ils sont tombés comme ils étaient : enlacés.
C’est de leur corps brûlés que la fumée s’élève. La foudre en s’abattant les a tués sur le coup.
Je repose mon verre de porto et le journal glisse à terre. Le carillon du salon sonne dix heures. Je vais aller au cimetière… Visiter mes fantômes.